L’article qui suit a été rédigé par trois chercheurs de l’Université de Leeds : Adam Crawford (Professeur en criminologie et justice criminelle), Susan Donkin (Chercheuse associée en sécurité urbaine européenne) et Christine Weirich (Assistante de recherche en sécurité urbaine européenne). L’Université est partenaire du projet IcARUS (Innovative AppRoaches to Urban Security), mené par l’Efus.
Cette étude a été également présentée lors de la troisième réunion annuelle du projet PACTESUR, dédiée aux politiques de sécurité urbaine innovatrices et transversales, le 19 octobre à Nice (France).
Cette présentation évoquera et évaluera un certain nombre de tendances, de tensions et de lignes de fracture qui ont caractérisé l’évolution dans le temps de la conception des espaces publics et des réglementations qui s’y appliquent en Europe et au-delà. Nous souhaitons ainsi favoriser le débat et les discussions autour de la direction vers laquelle tend le savoir et des défis pour l’avenir. Pour ce faire, nous nous appuyons sur la Revue de l’état de l’art plus large que nous menons pour le projet IcARUS.
Contexte
Les villes européennes font face à des défis importants et des menaces majeures telles que le terrorisme et la criminalité organisée, mais aussi aux incivilités, à la petite délinquance et aux nouveaux risques sanitaires, qui tous affectent le sentiment de sécurité des citoyens. Ces problèmes sapent le dynamisme des espaces publics urbains et menacent le bien-être de la population urbaine en Europe. Dans un contexte de peur liée à l’immigration, d’une ‘hyper-diversité’ accrue, d’une polarisation sociale et économique croissante, de la privatisation de l’espace public et d’un ‘urbanisme qui morcelle’ (splintering urbanism) (Graham et Marvin 2001), le cri d’alarme de Stuart Hall (1993; 2017) lorsqu’il affirmait que la question centrale de notre époque serait de « développer notre capacité à vivre avec la différence » demeure aussi visionnaire aujourd’hui.
- Les espaces publics sont des lieux pour la différence, l’enthousiasme, la spontanéité, le jeu et même l’imprévisible, où des populations diverses se retrouvent, coexistent et interagissent lors de rencontres incertaines (Sennett 1992). C’est ce que Massey (2005: 181) appelle le ‘jetéstousensemble’ (‘throwntogetherness’) des espaces publics, qui allient une co-présence et une proximité physique dans un relatif anonymat.
- Les espaces publics sont des lieux contestés imprégnés d’intérêts économiques, sociaux et organisationnels différents et opposés, où les impératifs commerciaux et d’entreprise convergent avec des assertions morales quant aux comportements acceptables et aux conditions de la citoyenneté.
- La sécurité n’est qu’un des impératifs en jeu dans les espaces publics, qui parfois va à l’encontre d’autres biens publics ou d’intérêts privés.
- L’utilisation des espaces publics génère des sentiments de sécurité. Les espaces publics peu utilisés et déserts engendrent la peur (Jacobs 1961). Contrairement à d’autres biens publics (dont la valeur individuelle diminue proportionnellement au nombre d’utilisateurs), l’espace public ne pâtit pas de la même façon de la congestion et des foules et un certain degré d’utilisation est bénéfique pour tous. Cependant, il existe des points de bascule où les espaces publics deviennent trop fréquentés ou bien dominés par certains groupes, ce qui les rend moins accueillants pour d’autres (Low 2017).
- Au cours des dernières décennies, de nombreuses mairies ont cherché à rendre les espaces publics plus sûrs en adoptant diverses modalités de prévention de la délinquance et du terrorisme ainsi que du maintien de l’ordre. Cela engendre un risque de voir les espaces publics devenir des forteresses stériles, aseptisées et sur-sécurisées (Koolhaas, et al. 1995; de Cauter 2005).
- Les espaces publics sont des lieux très importants qui accueillent des rencontres avec la différence de façon conviviale, favorisant ainsi des normes civiques qui unissent des étrangers liés par des liens ténus dans une reconnaissance mutuelle (Barker, et al. 2019).
- Le défi est de savoir comment les espaces publics peuvent rester libérateurs et liminaux tout en étant sûrs, accueillants et régulés.
Tendances et enseignements à travers le temps
Nous distinguons quatre grandes tendances et quatre tendances émergentes au cours du temps :
- Une tendance à importer des versions grossières de stratégies de prévention de la délinquance par le design environnemental (crime prevention through environmental design, CPTED) et des idées sur ‘l’espace défendable’ qui cherchaient à altérer l’environnement construit et physique afin d’éliminer par le design les opportunités criminogènes ; souvent imprégnées d’une logique d’ ‘exclusion préventive’, de réduction des opportunités et d’une surveillance excessive comme moyen de dissuasion, le tout avec un certain mépris des aspects esthétiques (Crawford 2009).
- Une tendance à chercher des solutions universelles sous la bannière de ‘ce qui marche’, qui s’éloigne des aspects locaux et contextuels des lieux et moins d’intérêt pour ‘ce qui marche’, ‘où’ et ‘pour qui ?’ Aussi, de façon simultanée, avec peu de considération pour les groupes de personnes qui peuvent bénéficier de telle ou telle intervention particulière ou tel ou tel aspect du design dans un lieu ou une situation donnés, à un moment spécifique.
- Une tendance à privilégier les solutions technologiques – donc le hardware – aux solutions humaines pour répondre aux préoccupations en matière de sécurité, et moins d’intérêt pour l’intersection entre les processus sociaux et technologiques.
- Une tendance à prioriser la sécurité par rapport à d’autres bénéfices, aux usages et à la valeur des espaces publics – sociaux, culturels, environnementaux, éducatifs et liés à la santé –, ce qui résulte une sur-sécurisation. Ironiquement, cette quête de la sécurité peut générer des sentiments d’insécurité parce qu’elle alerte les citoyens sur les risques et les rend plus sensibles en ‘répandant dans le monde des rappels visibles des menaces’ (Zedner 2003: 163).
- Une tendance à la fertilisation croisée et au transfert de stratégies en matière de design et de réglementation initialement mises en place dans des espaces publics appartenant au privé – centres commerciaux, parcs d’attraction, structures de loisirs, etc. –, où le plus souvent, la logique commerciale supplante la sécurisation visible (Crawford 2011).
- Une tendance vers un ‘processus de naturalisation’ où la réglementation est intégrée à l’infrastructure physique et aux routines sociales d’une manière moins apparente, et une dynamique d’offensive de charme où les formes de réglementation et de contrôle trop dures pour passer inaperçues sont ‘réhabilitées symboliquement comme ne présentant aucune menace et même comme étant dignes de louanges’ (Flusty 2001: 660).
- Une tendance à s’éloigner de la répression policière et des sanctions judiciaires et à adopter des stratégies de conformité qui mettent la police à l’écart et se rapprochent des acteurs informels, des médiateurs de la société civile et de diverses formes de persuasion, d’auto-régulation et de renforcement des capacités (Barker 2017).
- Une tendance récente vers les solutions centrées sur l’humain qui sont sensibles au contexte local, aux causes des problèmes sociaux, à la nature des interactions sociales et à l’intervention précoce.
Études de cas illustratives
Nous illustrerons la façon dont ces tendances se sont manifestées concrètement et au travers des leçons apprises avec le temps avec des cas d’études dans deux villes partenaires du projet IcARUS : Rotterdam et Stuttgart.
Exemple 1 : Dans la Ville de Rotterdam, le programme des City Marines a apporté un mécanisme institutionnel innovant pour organiser et fournir la sécurité urbaine. Les City Marines (Stadsmarinier) sont des individus en charge des quartiers jugés les plus à risque (sur la base des données du Safety Index). La mission de ces Marines, qui disposent d’un budget et de ressources propres, est de résoudre les problèmes graves de la communauté locale et de répondre au sentiment général de sécurité/insécurité dans les quartiers.
- Des jeunes causaient des troubles pendant les célébrations du Nouvel An dans le quartier de Bloemhof à Rotterdam : vitres cassées, provocations envers la police et désordre. Ceci suscitait des sentiments d’insécurité chez la population locale, autour des espaces publics. Les entreprises s’inquiétaient des dommages et les habitants hésitaient à utiliser les espaces publics concernés. La proposition initiale pour résoudre ce problème était d’investir pour accroître la présence policière et renforcer la technologie de surveillance. Une telle option aurait été coûteuse pour la ville et n’aurait pas nécessairement créé le sentiment d’un espace communautaire sûr et accueillant.
- La solution imaginée par le City Marine Marcel van der Ven était de parler directement aux meneurs de bandes et de créer un programme qui a bénéficié à toute la communauté et abouti à ce que celle-ci s’autorégule. Le City Marine a pu concevoir une solution unique parce qu’il comprend bien le quartier et ceux qui y vivent. Il a pu répondre aux causes sous-jacentes et améliorer la situation de toutes les personnes impliquées au lieu de simplement se concentrer sur l’aspect sécuritaire du problème. Son titre de City Marine lui a permis de se présenter comme une figure d’autorité, sans pour autant représenter l’autorité policière, ce qui lui a permis d’établir et d’entretenir des relations fructueuses avec des individus qui n’ont pas forcément confiance dans la police. Cette pratique a par la suite été répliquée dans d’autres quartiers de Rotterdam.
Exemple 2 : Stuttgart a connu de nombreux incidents de troubles à l’ordre public depuis 2019, y compris des émeutes au centre-ville liées en grande partie à un fort désir de se rassembler et se retrouver après les périodes de confinement et à une méfiance envers les autorités renforcée par les restrictions liées au Covid-19.
- Ces incidents illustrent les usages controversés des espaces publics. Les grands rassemblements de jeunes, couplés au bruit et aux détritus, ont un impact sur la capacité d’autres citoyens à jouir de ces espaces et peuvent causer des sentiments d’insécurité. L’association de tels incidents avec des jeunes issus de l’immigration fait que les jeunes sont de plus en plus stigmatisés par d’autres utilisateurs de ces espaces, ce qui polarise la société.
- La ville a mis en place en 2020 les Respektlotsen (les Guides du Respect) guides/pilots) dans le but de promouvoir la tolérance en engageant le dialogue avec les jeunes de façon informelle et amicale. L’idée est de montrer que le respect mutuel peut faire tomber les barrières et ainsi prévenir les conflits et les agressions. Les Guides du Respect agissent de façon informelle et sont sensibles au contexte local (nombre d’entre eux sont eux-mêmes issus de l’immigration), ce qui encourage les jeunes à s’autoréguler (conformité non coercitive) et permet de communiquer avec d’autres utilisateurs de l’espace public, ce qui favorise l’intégration.
- L’interconnexion de différents domaines de sécurité urbaine est mise en lumière dans l’approche de Stuttgart qui consiste à créer des espaces publics plus sûrs et plus agréables en facilitant la cohabitation et en démontrant l’importance et la valeur des solutions humaines en plus de celles fondées sur le design et la technologie.
Défis à venir
Plutôt que de se demander comment construire des espaces plus sûrs (comme le suggère le titre de cette présentation !), il faut peut-être explorer comment assurer un seuil minimal de sécurité qui favorise d’autres valeurs civiques, d’autres activités sociales et d’autres biens sociaux, où la réglementation est réduite et non intrusive de façon à favoriser l’auto-régulation par les citoyens lorsque c’est possible.
Cela demande de considérer la sécurité comme un bien fondamental, mais qui peut aussi facilement basculer vers une invasion d’autres biens sociaux encore plus fondamentaux. Cela demande de comprendre la diversité des usages et des effets des espaces publics comme des lieux dynamiques et non pas des abstractions – considérés comme toujours vertueux ou toujours nocifs. Des espaces qui tirent leur sens de la façon dont ils sont utilisés dans les interactions quotidiennes humaines et dans la façon dont ils sont liés à l’environnement culturel et aux forces économiques de la ville où ils sont situés.
Quelques questions clés demeurent pour l’avenir :
- Les restrictions mises en place pendant la pandémie de Covid-19 ont eu des impacts nouveaux et particuliers sur les espaces publics, avec l’imposition de couvre-feux, de confinements et de l’interdiction de s’éloigner de son domicile. Dans quelle mesure les réglementations sur les espaces publics imposées pendant l’épidémie ont-elles renforcé ou bien contredit les tendances ou tensions existantes ? Le Covid-19 a-t-il accentué un apprentissage cumulatif ou bien ouvert de nouvelles voies ?
- Le changement climatique joue déjà un rôle clé dans l’immigration et les déplacements de population dans le monde, avec les migrations de ‘réfugiés climatiques’ et des pénuries croissantes de biens et de ressources. Le réchauffement climatique va probablement exacerber la géographie des inégalités et de la distribution inégale de l’insécurité vécue. Comment les espaces publics s’adapteront-ils aux besoins et aux demandes liés au changement climatique ? Comment les nouveaux risques, dangers et vulnérabilités engendrés par le réchauffement climatique et les conditions climatiques extrêmes affecteront-ils les espaces publics en tant que composante clé des ‘infrastructures vertes’ des villes européennes ?
- Face aux contraintes budgétaires auxquelles sont soumises les collectivités locales et aux dynamiques de privatisation et de résidualisation des espaces publics ainsi que la croissance d’une ‘propriété privée de masse’ quasi-publique (Barker, et al. 2020), quel avenir pour les espaces publics en tant qu’espaces dotés de ressources suffisantes, dynamiques et conviviaux ? Les espaces publics en tant que ressource civique peuvent-ils résister à la prolifération et la marchandisation du marché ?
Références :
- Barker, A. (2017) ‘Mediated Conviviality and the Urban Social Order: Reframing the Regulation of Public Space’, British Journal of Criminology, 57(4): 848–866.
- Barker, A., Crawford, A., Booth, N. et Churchill, D. (2019) ‘Everyday Encounters with Difference in Urban Parks: Forging ‘Openness to Otherness’ in Segmenting Cities’, International Journal of Law in Context, 15: 495–514.
- Barker, A., Crawford, A., Booth, N. et Churchill, D., (2020) ‘Park Futures: Excavating Images of Tomorrow’s Urban Green Spaces’, Urban Studies, 57(12), 2456–2472.
- Crawford, A., (ed.) (2009) Crime Prevention Policies in Comparative Perspective, Cullompton: Willan.
- Crawford, A. (2011) ‘From the Shopping Mall to the Street Corner: Dynamics of Exclusion in the Governance of Public Space’, in A. Crawford (ed.) International and Comparative Criminal Justice and Urban Governance, Cambridge: Cambridge University Press, pp. 483-518.
- De Cauter, L. (2005) The Capsular Civilization: On the City in an Age of Fear, Rotterdam: NAi Publishers.
- Flusty S. (2001) ‘The Banality of Interdiction: Surveillance, Control and the Displacement of Diversity’, International Journal of Urban and Regional Research, 25(3), 658-64.
- Graham, S. et Marvin, S. (2001) Splintering Urbanism, London: Routledge.
- Hall, S. (1993) ‘Culture, community, nation’, Cultural Studies 7: 349–63.
- Hall, S. (2017) The Fateful Triangle: Race, Ethnicity, Nation, Cambridge MA: Harvard University Press.
- Jacobs, J. (1961) The Death and Life of Great American Cities, New York: Random House.
- Koolhaas, R., Mau, B., Werlemann, H. and Sigler, J. (1995) S, M, L, XL, Rotterdam: 010 Publishers.
- Low, S. (2017) Spatializing Culture: The Ethnography of Space and Place, London: Routledge.
- Massey, D. (2005) For Space, London: Sage.
- Sennett, R. (1992) The Conscience of the Eye: The Design and Social Life of Cities, New York: WW Norton & Co.
- Zedner, L. (2003) ‘Too Much Security?’, International Journal of the Sociology of Law, 31, 155–84.