Innover dans le domaine de la sécurité urbaine – par Paul Ekblom, University College, Londres –

Pourquoi devons-nous innover dans le domaine de la sécurité urbaine ? Qu’est-ce que l’innovation et comment l’Efus la voit-il ? Ces questions sont abordées dans le groupe de travail Innovation & Sécurité de l’Efus. Créé à l’issue du projet Medi@4sec sur l’utilisation des technologies de l’information, il s’est réuni à l’occasion de l’Assemblée générale de l’Efus en juin, à Augsbourg (Allemagne). Paul Ekblom, professeur invité à l’Institut Jill Dando des Sciences de la Sécurité et de la Criminalité, University College, Londres, a fait une présentation générale sur ce thème, qu’il a résumée ici.


> Pourquoi innover ?

Pourquoi innover dans le domaine de la sécurité urbaine ? Pour un ensemble de raisons :

  • Les solutions actuelles face à la criminalité peuvent être inefficaces, trop onéreuses, ou bien ne pas fonctionner. De plus, elles peuvent avoir des effets secondaires négatifs, par exemple sur la vie privée ou l’esthétique.
  • La réplication de « recettes de cuisine » à partir des cas réussis ne marche pas. La prévention demande d’être ajustée à un contexte spécifique qui a plusieurs dimensions. Chaque réplication demande un processus intelligent d’innovation, de feedback et d’ajustement.
  • De nouvelles problématiques de criminalité émergent, mais aussi des nouvelles contraintes et possibilités et des nouveaux contextes, comme la perte d’une source de financement, de nouvelles priorités, un changement législatif ou de politique qui affecte la police, l’autorité locale, une organisation sociale ou une entreprise privée.
  • De nouvelles opportunités apparaissent pour améliorer la sécurité et la qualité de la vie, souvent grâce aux nouvelles technologies.
  • Les criminels s’adaptent et peuvent détourner une nouvelle technologies (par exemple les drones) ou utiliser l’ingénierie sociale (la fraude) pour contourner les mesures de sécurité existantes. Ainsi, ce qui marchait auparavant pour la prévention ne marche plus. L’efficacité est en effet souvent limitée dans le temps.
  • Dans les cas extrêmes, la course aux armements entre les criminels et le secteur de la sécurité (par exemple dans les attentats ou la fraude aux cartes de crédit) signifie que nous devons développer et disséminer la capacité à innover en avance sur les criminels.
  • Enfin, il convient de tenir compte des défis et opportunités que présentent les technologies de l’information et de la communication qui sont des accélérateurs importants de l’innovation autant dans le monde criminel que dans celui de la sécurité. En effet, elles permettent aux criminels et aux acteurs de la sécurité d’élargir leurs activités et leurs opérations à un coût supplémentaire minimal.

> Qu’est-ce que l’innovation dans le domaine de la sécurité urbaine ?

Qu’entend-on par innovation et les concepts y afférant ? Un rapport du gouvernement britannique propose cette définition : la créativité est la production de nouvelles idées. L’innovation est l’exploitation réussie de ces nouvelles idées, la créativité mise en oeuvre dans un but spécifique. La créativité devient innovation par le design qui transforme les idées nouvelles en propositions pratiques et attractives pour les utilisateurs ou consommateurs. Il convient de noter que ces définitions s’appliquent de façon égale à la vie quotidienne sociale et commerciale, au monde de la sécurité et aux actions des criminels.

Du point de vue de l’Efus, l’innovation est une façon nouvelle de résoudre les problèmes ou bien d’exploiter (ou créer) des opportunités de renforcer la sécurité et d’améliorer la qualité de la vie. Les problèmes/opportunités en question peuvent être locaux ou globaux mais avec un impact local. De même, ils peuvent être familiers, changeants ou entièrement nouveaux. Les innovations vont des ajustements quantitatifs mineurs de la vie urbaine aux réformes qualitatives fondamentales. La capacité d’innovation au moment opportun et de façon appropriée et créative rend notre façon de faire les choses résiliente et adaptable, aujourd’hui ou demain. 

L’Efus considère que les caractéristiques suivantes en matière d’innovation sont particulièrement importantes :

  • Originalité et amélioration : si les changements mis en route transforment substantiellement la situation précédente et n’ont pas été simplement copiés d’ailleurs, ils sont originaux. Mais une réponse considérée originale ne peut être considérée comme innovatrice que si elle apporte des améliorations et une véritable valeur ajoutée à un territoire spécifique.
  • Pertinence : une initiative innovatrice doit répondre aux besoins et aux opportunités des individus, des familles, des communautés ou des entreprises dans un contexte social donné, que cette innovation réponde à une situation existant actuellement ou bien à un changement anticipé.
  • Mesurabilité, plausibilité et transférabilité : une initiative innovatrice doit être fondée sur des données probantes et être plausible sur les plans théorique et pratique. Les audits de sécurité en particulier nous permettent, à partir des expériences passées, d’élaborer des mesures tournées vers l’avenir.
  • Coproduction : une initiative innovatrice doit être développée en collaboration avec tous les acteurs pertinents, dont les utilisateurs et ceux qui sont les plus concernés.  Cela permet d’exploiter l’expérience et les connaissances locales et de renforcer l’adhésion des citoyens une fois que l’initiative est mise en place.

> L’innovation en tant que processus

L’innovation doit être considérée non seulement comme un résultat mais aussi comme un processus. La capacité à innover à temps et de façon appropriée et créative nous permet de répondre aux besoins locaux, d’exploiter les ressources et les opportunités locales et de respecter les contraintes locales et nationales, ou mieux, de trouver des moyens créatifs et acceptables de les surmonter.

Les initiatives innovatrices doivent passer par un processus de développement qui comprend une série d’étapes :

  • La recherche sur et la compréhension des problèmes de sécurité et des besoins des acteurs
  • Définir, concevoir et élaborer, y compris les essais pilotes et l’amélioration
  • La dissémination
  • L’évaluation

Voir le modèle de design en « diamant double » ici.

En soutien de ces actions, deux autres manières d’innover sont vitales. Premièrement, ceux qui mettent en oeuvre une initiative doivent mettre en place des indicateurs pour que celle-ci soit mesurable. Deuxièmement, ce qui a été fait doit être décrit systématiquement et en détail pour que la connaissance de la pratique soit consolidée, transférée et, si répliquée, adaptée de façon intelligente à d’autres territoires et contextes, y compris à l’international. Parmi les systèmes permettant de saisir et de partager une pratique innovatrice en respectant ces exigences, on peut citer le modèle 5Is (Intelligence, Intervention, Implementation, Involvement, Impact) et le « Cadre fonctionnel de la sécurité » (Security Function Framework) (buts; niche de sécurité – un produit sûr, un produit de sécurité, un produit qui amène de la sécurité ; mécanismes – comment ça marche ; technicité – comment il est construit et fonctionne dans la pratique) [Ekblom, P. (2012) ‘The Security Function Framework’ in P. Ekblom (ed), Design Against Crime: Crime Proofing Everyday Objects. Crime Prevention Studies 27. Boulder, Col.: Lynne Rienner.]. Ces méthodes développées à l’origine pour la conception de produits sont appliquées aux initiatives de sécurité comme la planification urbaine de quartiers, voir l’exemple à la fin de cet article.


> Innovation et anticipation

Quel est le meilleur moment pour innover ? D’un côté, on peut essayer de repérer et de réagir rapidement aux problèmes émergents, tels une nouvelle technique de fraude, un nouveau discours de haine en ligne ou des techniques d’attentat terroriste. Dans ce cas, on a besoin d’un système d’information pour obtenir, interpréter et partager les informations sur les incidents qui font tendance et les modus operandi. D’un autre côté, on peut essayer d’anticiper les problèmes à venir et développer des solutions qui soient prêtes lorsque le besoin se fait sentir. La réaction et l’anticipation ont chacune des forces et des faiblesses.

L’anticipation est particulièrement importante en cas de longue période de développement avant que l’innovation (par exemple les véhicules autonomes qui résistent au piratage) n’arrive au stade la production et de l’utilisation, ou bien lorsqu’une certaine période de temps est nécessaire pour débattre et résoudre des problèmes éthiques, par exemple les techniques de surveillance intrusives. Le manque d’anticipation mène aux « récoltes de délits » : lorsqu’un produit (par exemple un téléphone mobile) est mis sur le marché sans qu’on ait pensé à la sécurité au moment du design, on provoque un afflux de vols et donc un fardeau pour les victimes et la police, suivi de mesures de sécurité rétroactives hâtives et souvent maladroites.

Il existe plusieurs formes d’anticipation. Nous en décrivons deux ici.

  • Les évaluations du risque de délits peuvent être menées à l’étape du design de nouveaux produits, lieux ou services. Elles cherchent à anticiper les types de délit qui peuvent être perpétrés contre le nouveau produit/lieu/service et si le niveau de sécurité qu’il est prévu d’inclure est adéquat et proportionnel à la nature et au niveau de risque auquel le nouveau produit/lieu/service est exposé. Cette pratique est bien établie dans certaines villes, telles que le Grand Manchester au Royaume-Uni. Les évaluations de l’impact de la criminalité examinent quant à elles si une nouveauté peut générer de la délinquance, par exemple un nouveau centre de loisirs qui génère du bruit et des détritus, ce qui affecte les résidents locaux.
  • L’analyse prospective est un exercice qui va plus loin et qui est largement appliqué à toute une série de problèmes sociaux et pratiques (par exemple les effets du changement climatique sur une population vieillissante) dans les secteurs public, privé et associatif. Voir par exemple ce site de l’UE. Dans le domaine de la sécurité, on l’utilise pour prévoir l’avenir selon différents échéanciers afin de visualiser comment les changements politiques, économiques, sociaux, technologiques, légaux et environnementaux, combinés au fait que les délinquants s’adaptent, sont entreprenants et travaillent en réseau, peuvent faire évoluer les crimes et délits. Elle utilise une large gamme de techniques qui confèrent une certaine structure et rigueur à ce qui demeure difficile à prévoir et permettent de prendre le temps de débattre des questions importantes (par exemple l’impact des nouvelles technologies sur la vie privée) et de développer des solutions qui seront prêtes lorsque le besoin se fera sentir. On peut trouver des exemples d’analyse prospective dans le travail du Dawes Centre for Future Crime (centre Dawes pour la criminalité future) au University College de Londres.

> L’importance des facteurs humains et sociaux dans l’innovation

Même la plus technologique des innovations a une dimension humaine et sociale qui peut être un facteur de succès ou d’échec. Par exemple avec la vidéosurveillance, quelqu’un doit regarder les écrans, prendre des décisions et lancer des actions : les facteurs de performance comme la fatigue et la capacité d’attention sont cruciaux. Un autre exemple est celui des systèmes de verrouillage des portes d’immeubles publics : différents individus, organisations ou entreprises doivent les spécifier, les acheter, les installer, les faire fonctionner et les entretenir.

Outre la technologie, un domaine émergent est celui de l’innovation sociale. L’UE en donne la définition suivante : « Des idées nouvelles qui répondent à des besoins sociaux, créent des relations sociales et forment de nouvelles collaborations. Ces innovations peuvent être des produits, des services ou des modèles qui répondent de façon plus efficace à des besoins non satisfaits. »

Dans la pratique, la plupart des innovations sont à la fois sociales, matérielles et à base de technologie numérique.


> Un projet dans le quartier de Kvadraturen, Oslo – une combinaison d’innovation technologique et sociale pour la sécurité urbaine

Kvadraturen est un quartier ancien d’Oslo situé près de la mer. Il était peu fréquenté et suscitait un sentiment d’insécurité. Un groupe de designers, urbanistes, chercheurs ainsi qu’une entreprise de mobilier urbain, Norfax, se sont réunis et, après avoir réfléchi ensemble, ont contribué à améliorer le quartier en développant et déployant le e-banc public, appelé e-benk.

Si on le décrit en utilisant une variante du cadre fonctionnel de sécurité (Security Function Framework), on peut dire que cette initiative avait pour but de relier les gens à ce quartier et de générer des expériences de rue vivantes, connectées, sûres et orientées sur les personnes (le but), en tant que « produit de sécurité » (niche – son but en terme de délinquance était secondaire – il s’agit d’un banc où s’asseoir), et contribuait à des mécanismes allant de la surveillance informelle à la création d’une place publique. Techniquement, le résultat a été obtenu en offrant de multiples positions assises, le wifi de rue gratuit, des prises de chargement pour appareils mobiles gratuites, un éclairage public ambiant, et des prises électriques pouvant être utilisées pour des activités publiques.

Lors d’un test pilote, le nombre d’usagers et d’utilisation par heure a augmenté entre 150% et 250%. Le processus de design et de développement est décrit par Willcocks et al. (2018). [Willcocks, M., Ekblom, P. and Thorpe, A. (2019). ‘Less crime, more vibrancy, by design’. In R. Armitage and P. Ekblom (Eds.)  Rebuilding Crime Prevention Through Environmental Design: Strengthening the Links with Crime Science. Milton Park: Taylor and Francis. 216-245.]