On évoque de plus en plus souvent la polarisation croissante de nos sociétés en groupes antagonistes qui refusent tous ceux jugés « autres ». Ce phénomène qui s’est renforcé de façon significative, notamment avec l’essor des réseaux sociaux, pose un défi aux autorités locales.
Paris, juin 2019 – Le terme de polarisation apparaît de plus en plus fréquemment dans le débat politique et intellectuel sur les grandes tendances qui se font jour dans nos sociétés occidentales et ce, surtout depuis la vague d’attentats terroristes de ces dernières années.
Il est généralement admis que la polarisation de nos sociétés en groupes antagonistes de plus en plus « ennemis » a un effet corrosif sur la cohésion sociale et la sécurité, ce qui fait le lit de la radicalisation. La repérer et œuvrer pour la réduire apparaît donc comme une approche préventive pertinente pour contrer en amont les poussées radicales qui risquent de dégénérer en passage à l’acte et en violence.
À ce titre, l’Efus conduit depuis janvier 2019 l’un des tout premiers projets européens sur la question : intitulé BRIDGE (Building resilience to reduce polarisation and growing extremism – Renforcer la résilience pour réduire la polarisation et la montée de l’extrémisme), il a pour objectifs de sensibiliser les acteurs locaux et de les outiller pour qu’ils puissent réduire, dans leurs territoires, la vulnérabilité individuelle et collective à la radicalisation en atténuant le phénomène de la polarisation.
>>Vers une définition de la polarisation
L’Efus et les experts du projet BRIDGE ont rédigé un document de synthèse qui explore cette notion de polarisation. Ce qui suit présente quelques uns des principaux enseignements de ce travail.
La première chose à dire est qu’il n’est pas facile de définir un terme aussi complexe que celui de polarisation, avec toutes ses nuances, d’autant plus que justement l’une des causes principales de la polarisation est une simplification à outrance de la réalité qui mène à la confrontation, un manque de compréhension mutuelle et la déshumanisation de l’autre.
De plus, on peut considérer que la polarisation est l’état normal des sociétés démocratiques. Après tout, la notion de démocratie présuppose une société caractérisée par ses différences et intérêts contradictoires. La polarisation, elle, désigne la fragmentation croissante de la société en groupes antagonistes et opposés sur les questions existentielles liées à l’avenir de la société.
Si la démocratie est construite sur des valeurs et des principes partagés et, dans l’idéal, des liens sociaux, la polarisation recouvre au contraire une fragmentation sociale et politique qui ébranle ces certitudes et ces liens. Prévenir la polarisation ne signifie donc pas homogénéiser et effacer les différences mais renforcer la cohésion sociale et un « nous » inclusif, ce qui se traduit par un certain niveau de confiance entre les différents groupes sociaux, la réciprocité, la solidarité et le sentiment d’être connecté.
Les partenaires du projet BRIDGE proposent la définition suivante :
Le terme de polarisation tel qu’utilisé dans la littérature universitaire fait référence à « l’accroissement des différences entre certains groupes spécifiques de personnes en matière de circonstances et d’opportunités économiques et sociales » (Woodward 1995). Dans une adaptation plus récente du terme, le Radicalisation Awareness Network (RAN) de l’Union Européenne fait référence à « un processus où les groupes de la société deviennent adversaire lorsqu’il y a une division psychologique prononcée entre “eux et nous”. L’aliénation et les confrontations s’accroissent, ce qui engendre un climat politique où les préjudices, les discours de haine et même les crimes de haine prolifèrent » (RAN 2017).
>>L’importance de la cohésion sociale
Toutes les recherches s’accordent sur le fait que l’effritement de la cohésion sociale est un facteur de polarisation : lorsque les citoyens ont le sentiment de ne pas être écoutés ni entendus, de ne pas être représentés dans les institutions ou groupes de pouvoir et d’être laissés pour compte par l’économie, ils ont tendance à se réfugier dans des groupes d’opinion fermés qui excluent tous ceux perçus comme « autres ».
Ces groupes se caractérisent par une pensée « eux et nous » ou « noire et blanche » qui refuse toute altérité (ceux qui ne sont pas de mon genre, de mon ethnie, de ma famille politique, de ma religion, etc.). Fondamentalement, la cohésion sociale se rompt lorsque la confiance disparaît, remplacée par la peur et la colère.
>>Polarisation et radicalisation
Il est important de distinguer la polarisation de la radicalisation. Le Radicalisation Awareness Network (RAN) décrit la radicalisation comme « le processus par lequel les individus ou les factions de ces groupes polarisés sont encore plus près d’accepter et d’utiliser l’extrémisme violent et, in fine, le terrorisme ». Il conclut que la polarisation peut potentiellement mener à la radicalisation dans certains cas.
La radicalisation et l’extrémisme sont devenus les termes les plus couramment utilisés pour évoquer la dynamique par laquelle les individus, les groupes et l’opinion publique changent et finissent par soutenir ou participer à la violence politique. Cependant, si la dynamique de la violence peut inclure des idées et croyances radicales ou extrémistes, le lien entre celles-ci et les comportements extrémistes et violent n’est pas direct, ni automatique ou à sens unique. La radicalisation des idées n’est pas la même chose que la radicalisation des actes : 99% de ceux qui professent des idées radicales ne passent jamais à l’acte et ceux qui ont des croyances radicales ne s’engagent pas tous dans des activités illégales.
En revanche, il est clair que des groupes ou partis politiques cherchent à exploiter la polarisation pour radicaliser le débat politique et, pour certains, encourager la violence.
>>L’impact des réseaux sociaux
L’impact des réseaux sociaux sur les processus contemporains de polarisation a été fondamental. Ces dernières années, nous avons vu le rôle que ceux-ci jouent dans le processus de polarisation des sociétés modernes et l’apparition d’événements qui ont une grande portée ou des conséquences graves. De plus, il a été démontré que les algorithmes développés par les plateformes technologiques pour personnaliser l’information que nous recevons en utilisant les données de navigation générées par chacun des usagers sont devenus des instruments de contrôle du flux d’information et exercent une influence grandissante sur l’opinion publique et la distribution de l’information.
Bien qu’apparemment sans danger, les algorithmes de recherche personnalisés et la sélection de contenu risquent d’éliminer les informations qui contredisent les opinions des utilisateurs, ce qui de facto nous isole dans notre bulle d’information, ce qu’on appelle la chambre d’écho ou le filtre bulle. Cette isolation polarise encore davantage la société et réduit drastiquement l’opposition aux idées et leur confrontation.
>>Ce que peuvent faire les autorités locales
Peu de gouvernements locaux en Europe ont une connaissance profonde et détaillée de la polarisation en général et dans leurs propres territoires. La recherche sur ce phénomène et les stratégies politiques pour y faire face se développent elles aussi rapidement mais n’en demeurent pas moins balbutiantes.
Pour l’heure, nous en sommes encore à un stade où l’on manque de clarté sur les définitions et les concepts et sur la prévalence, la dynamique, les impacts et la répartition spatiale et temporelle de tels phénomènes dans le territoire d’une municipalité ou d’une région. Ceci pose problème parce que ces informations permettraient de mieux répartir les ressources et d’élaborer des mesures de prévention efficaces. Il est donc crucial de renforcer les connaissances et les données sur la polarisation.
Pour ce faire, l’Efus recommande aux autorités locales et régionales qu’elles :
- mènent des audits locaux de sécurité ou des études sur la polarisation en utilisant les méthodologies adéquates et avec le soutien d’experts ;
- révisent régulièrement et évaluent les stratégies de prévention existantes sur la base de nouvelles connaissances et données ;
- publient régulièrement des données sur la polarisation dans le territoire d’une municipalité ou d’une région, par exemple sous la forme d’un rapport annuel ;
- forment des techniciens de sécurité locaux à la conduite d’audits et à la surveillance de la polarisation sur leur territoire.
Dans le cadre du projet BRIDGE, des audits locaux de polarisation sont menés dans 13 collectivités européennes. L’Efus mettra à la disposition de l’ensemble de son réseau le retour d’expérience et les recommandations issus de ce travail. Il s’agit d’un premier pas important pour outiller les autorités locales face à ce phénomène multiforme et complexe, qui est voué à prendre une place de plus en plus importante dans la sécurité urbaine.