Décembre 2024 –Tilburg (220 000 habitants) est la septième plus grande ville des Pays-Bas. Située dans le sud du pays près de la frontière avec la Belgique et reliée aux grands ports du nord de l’Europe et plaques tournantes du narcotrafic tels que Rotterdam, Amsterdam, Anvers, Utrecht et le nord de la France, Tilburg est devenue ces dernières décennies une plateforme du trafic de drogue, ce qui a des conséquences graves sur la cohésion sociale.
La mairie de Tilburg est préoccupée par cette situation et dans le cadre de sa stratégie globale de prévention, elle a élaboré un dispositif pour encourager les jeunes qui font partie de ce qu’elle appelle « les familles du crime » à se détourner des trafics et de la délinquance. Intitulé Rompre le cycle, ce dispositif en place depuis plus de quatre ans est destiné à durer au moins dix ans. Nous avons interviewé les trois agents municipaux qui pilotent ce dispositif : Huub Vissers, Conseiller en stratégie de sécurité, Iris Hoedemaekers, Spécialiste en sécurité et responsable du dispositif Rompre le cycle, et Rik Ceulen, Criminologue.
De gauche à droite : Rik Ceulen, Huub Vissers et Iris Hoedemaekers.
Comment la municipalité de Tilburg en est-elle venue à identifier ce que vous appelez les « familles du crime » ?
Rik Ceulen : Cela a commencé il y a environ six ans. Nous voyions constamment les mêmes familles identifiées par la police comme ayant plusieurs membres impliqués dans des activités criminelles, principalement, mais pas exclusivement, liées à la drogue. Nous sommes conscients que parler de « familles du crime » peut prêter à discussion, mais ces familles existent bel et bien. Elles sont impliquées dans des réseaux criminels et les comportements criminels se transmettent des parents aux enfants, ou entre frères et sœurs.
Comment savez-vous qu’elles sont impliquées dans la criminalité organisée ?
Iris Hoedemaekers : En tant que municipalité, nous recevons beaucoup d’informations sur les opérations liées à la drogue, par exemple lorsque des laboratoires clandestins sont fermés. Nous travaillons en collaboration avec la police, qui nous informe sur les activités de ces familles. Toutes ces informations nous ont permis d’identifier l’existence d’environ 30 à 50 familles vivant dans certains quartiers du nord, du sud et de l’ouest de Tilburg et qui sont directement impliquées dans des formes de criminalité organisée. Mais il y a beaucoup plus de familles qui sont impliquées dans une moindre mesure et qui répondent à nos critères d’inclusion.
Comment est née l’idée de Rompre le Cycle ?
Rik Ceulen : Nous nous sommes inspirés de l’approche adoptée par la ville de Maastricht pour travailler avec les familles du crime. Nous l’avons adaptée à nos besoins spécifiques et au contexte de Tilburg. Nous avons conçu ce dispositif comme un programme de sortie pour les familles qui souhaitent construire une vie normale en dehors du monde criminel et nous travaillons donc avec les membres de ces familles dans le cadre de notre approche préventive globale.
Huub Vissers : En effet, Rompre le Cycle fait partie d’un programme plus large de prévention de la criminalité, intitulé Prévention avec Autorité, qui fait lui-même partie du programme national global Qualité de vie et Sécurité. Dans de nombreuses villes des Pays-Bas, les banlieues vulnérables sont marquées par les problèmes de drogue, y compris les décès liés à la drogue. Comme les approches traditionnelles ne donnent pas beaucoup de résultats, nous avons commencé à penser que nous devrions cibler les jeunes et les encourager à renoncer ou à s’abstenir de rejoindre des groupes criminels en améliorant leur vie dans tous les aspects possibles. De nombreux jeunes issus de quartiers défavorisés estiment qu’ils n’ont pas le choix. Ils ne savent rien faire de mieux et subissent souvent la pression de leurs pairs et des « recruteurs » du crime organisé. L’idée est de leur montrer que choisir la ‘bonne voie’ peut être payant. Rompre le Cycle est un projet parmi d’autres qui s’inscrivent dans une approche globale, locale et nationale, de lutte contre la criminalité et la drogue.
Qui sont les familles impliquées dans le programme ?
Rik Ceulen : Les principaux critères d’inclusion de ces familles sont :
– Elles sont impliquées dans des formes graves de criminalité (organisée) (principalement liées à la drogue).
– Il y a des enfants dans les familles
– Nous sommes préoccupés par la sécurité, le développement personnel et l’éducation de ces enfants.
– Les jeunes de la famille ont un comportement (délinquant) qui indique qu’ils suivent les traces des membres délinquants de leur famille.
– Les familles ont un comportement intimidant dans le quartier.
« Nos trois coach accompagnent les familles de très près et dans tous leurs besoins. Ils sont joignables 24h/24 et 7 jours sur 7. Ils ont les compétences, ils sont motivés et ils n’ont pas peur ».
Comment le dispositif fonctionne-t-il ?
Iris Hoedemaekers : Nous avons trois coachs à temps plein, que nous avons recrutés par le biais de notre réseau local de partenaires. Ils sont âgés de 30 à 40 ans et ont une certaine expérience du travail social. Deux d’entre eux sont des hommes, l’un ayant une formation biculturelle et l’autre étant un ancien militaire, et la troisième est une femme. Fondamentalement, ils accompagnent les familles de très près dans tous leurs besoins et sont joignables 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. C’est important, car les problèmes surviennent souvent en dehors des heures de bureau.
Huub Vissers : Ils ont les bonnes compétences, ils sont très motivés et ils n’ont pas peur.
Comment les familles connaissent-elles l’existence du programme Rompre le Cycle ?
Iris Hoedemaekers : En général, les familles nous sont adressées par la police locale. Lorsque nous commençons à travailler avec elles, elles ont souvent déjà vu de nombreux travailleurs sociaux et sont en grande difficulté pour une raison ou une autre. C’est à ce moment-là que nous intervenons. Un coach les rencontre et identifie leurs besoins. A partir de là, le coach construit des relations de confiance, généralement avec les femmes de la famille et le plus souvent en l’absence du père, par exemple parce qu’il est en prison. Nous saisissons ce genre d’occasion pour « entrer » dans la famille. Nous leur apportons toute l’aide sociale possible en termes d’emploi, de prestations sociales, de logement, etc., dans le but de protéger les enfants et de leur montrer le « bon chemin » pour qu’ils ne rejoignent jamais des groupes criminels. Tout au long du programme, le coach reste leur unique point de contact.
Pendant combien de temps un coach accompagne-t-il une famille ?
Iris Hoedemaekers : Nous disons à la famille que nous l’aiderons aussi longtemps que nécessaire, mais en général, chaque famille est accompagnée pendant trois à cinq ans.
Quels sont les autres services municipaux impliqués ?
Iris Hoedemaekers : Nous essayons de réduire au maximum le nombre d’intervenants, notamment pour éviter les risques liés à l’échange d’informations. Nous ne partageons pas d’informations directes sur Rompre le Cycle avec d’autres services municipaux.
Vous avez dit que les familles sont accompagnées pendant trois à cinq ans et que le programme est conçu pour durer encore au moins dix ans. Cela signifie que vous avez besoin d’un soutien politique à long terme, tant au niveau local que national. Est-ce le cas ?
Rik Ceulen : Nous avons toujours eu le soutien politique du maire de Tilburg. De plus, nous obtenons des résultats : 25 familles ont jusqu’à présent participé au programme et 80 % d’entre elles, soit 92 personnes, l’ont terminé avec succès. Cela signifie qu’elles sont suffisamment équipées pour participer à la société. Les résultats parlent d’eux-mêmes.
Huub Vissers : Notre gouvernement national est favorable à la prévention en tant qu’approche fondée pour traiter la criminalité, tout comme l’était le gouvernement précédent. Ce dernier avait d’ailleurs conclu un accord avec le Parlement selon lequel cette approche ne pouvait réussir que si elle durait au moins 20 ans.
« Nous serions très intéressés par des échanges avec des villes d’autres pays par l’intermédiaire de l’Efus, afin de savoir comment elles abordent la prévention de la criminalité organisée et si elles mènent des programmes similaires ».
Comment mesurez-vous les résultats de Rompre le Cycle ?
Iris Hoedemaekers : C’est un peu difficile, car comment mesurer la criminalité qui n’a pas eu lieu, ou les jeunes qui n’ont pas rejoint des groupes criminels ? Cela dit, nous utilisons une matrice, appelée matrice d’autosuffisance, pour contrôler le degré d’autosuffisance d’un individu dans différents aspects de sa vie, tels que le logement, l’emploi, l’éducation, les finances, la toxicomanie, la santé mentale, etc. Le programme a également fait l’objet d’une évaluation externe menée par l’Université de Tilburg.
Huub Vissers : L’un de nos objectifs est maintenant de voir comment Rompre le Cycle peut être fondé sur des données probantes, notamment grâce à notre collaboration avec l’université.
Coopérez-vous avec d’autres villes des Pays-Bas et d’ailleurs dans le cadre de cette approche ?
Iris Hoedemaekers : Nous recevons beaucoup de questions de la part d’autres villes néerlandaises, car beaucoup d’entre elles s’occupent également de « familles criminelles ». Elles nous posent des questions non seulement sur le dispositif lui-même, mais aussi sur son financement. C’est un projet coûteux, qui entre dans le cadre d’un budget de 2,3 millions d’euros pour la prévention de la criminalité à Tilburg. Ce budget montre que nous, et notre gouvernement, prenons la prévention très au sérieux.
Huub Vissers : Vingt-sept villes néerlandaises collaborent avec cinq ministères dans le cadre du Programme national pour la sécurité et la qualité de vie. Ils travaillent tous ensemble à une approche à long terme et sont tous très enthousiastes à ce sujet.
Rik Ceulen : Au-delà des Pays-Bas, nous avons rencontré à plusieurs reprises des collègues irlandais qui gèrent un programme similaire, appelé Greentown. Il est toujours très intéressant d’échanger avec d’autres villes : c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous sommes membres de l’Efus.
Iris Hoedemaekers : Nous serions très intéressés par des échanges avec des villes d’autres pays par l’intermédiaire de l’Efus, afin de savoir comment elles abordent la prévention de la criminalité organisée et si elles mènent des programmes similaires.
« C’est important de coopérer avec les organismes de recherche, qu’il s’agisse d’universités ou d’autres organisations. Nous avons besoin les uns des autres : ils ont besoin d’informations basées sur la pratique, et nous avons besoin de leurs connaissances théoriques ».
Quel serait votre message aux membres de l’Efus ou à d’autres autorités locales confrontées à des problèmes similaires à ceux de Tilburg ?
Huub Vissers : Rompre le Cycle est une expérience qui a donné des résultats intéressants et qui est porteuse d’espoir. Nous devons l’explorer davantage et continuer à la développer. Nous espérons pouvoir inspirer d’autres autorités locales, mais nous cherchons également à nous inspirer d’autres approches.
Iris Hoedemaekers : Mon message principal est que vous avez besoin du soutien politique de votre gouvernement local pour soutenir une telle approche à long terme, ce qui signifie une garantie que le financement ne sera pas coupé.
Rik Ceulen : Je dirais qu’il est important de coopérer avec les organismes de recherche, qu’il s’agisse d’universités ou d’autres organisations. Nous avons besoin les uns des autres : ils ont besoin d’informations basées sur la pratique, et nous avons besoin de leurs connaissances théoriques. N’ayez donc pas peur de frapper aux portes. Faites de la place dans votre agenda pour prendre une tasse de café avec des universitaires et des chercheurs : c’est souvent ainsi que la coopération commence.
> Lire la fiche de pratique sur Rompre le Cycle (octobre 2024)
> Plus d’informations sur les activités de l’Efus en matière de criminalité organisée